Des élections présidentielles hantées par les

fantômes du passé

Sergio Ferrari
 
 

A quelques heures des élections nicaraguayenne du dimanche 5 novembre, le dernier mot n'est pas dit, même si tous les sondages placent en tête le candidat du Front sandiniste (FSLN) Daniel Ortega. Trois facteurs joueront un rôle décisif dans les urnes: les indécis, le « güegüense » - ou les incertitudes des sondages - et l'impact de l'offensive finale menée par l'ambassade étatsunienne à Managua.

Cinq candidats se disputent la présidence de la République, alors que plusieurs centaines d'autres aspirent à siéger à l'Assemblée nationale.

Parmi les cinq candidats à la présidence, Daniel Ortega, pour le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) et Edmundo Jarquin, pour le Mouvement rénovateur sandiniste (MRS) tentent d'attirer l'électorat rassemblé dans les années 1980 par l'ancien et puissant mouvement sandiniste, alors uni.

Deux autres, José Rizo et Eduardo Montealegre - se définissant comme « libéraux » et reprenant les bannières néo-libérales de l'ex-président Arnoldo Aleman et l'actuel titulaire Enrique Bolaños - se disputent les voix de la droite.

Enfin, très loin derrière et sans aucune présence électorale significative, Eden Pastora - l'ancien « commandant Zéro » (1) des années 70, passé à la contre-révolution (2) après l'arrivée des sandinistes au pouvoir - ne jouit actuellement d'aucun prestige politique, il est donc promis à une déconfiture certaine.

Ortega vainqueur ?

D'après la Constitution nicaraguayenne, le vainqueur doit obtenir au moins 40 % des votes. Ou à défaut plus de 35 % des suffrages, mais avec une différence d'au moins 5 % par rapport au candidat suivant.

Deux enquêtes récentes, rendues publiques durant la dernière semaine d'octobre - Borge et Compagnie, Zogby International - accordaient 33-35 % des suffrages à l'ex-président Daniel Ortega. Le second candidat, Eduardo Montealegre (Alliance libérale nicaraguayenne), obtiendrait environ 20 % des votes. De son côté, l'autre candidat de droite, José Rizo serait crédité de 14-16 % des votes. Edmundo Jarquin (MRS) obtiendrait 10-14 % des suffrages, d'après ces deux enquêtes. A mi-octobre, il y avait environ 20 % d'électeurs indécis.

Sur la route entre Matagalpa et Managua: cortège du Parti

Libéral Constitutionnel passant devant une affiche électorale

de Daniel Ortega.

Ce dernier chiffre, considérable, pourrait modifier les calculs prévus en faisant pencher la balance d'un côté ou d'un autre. Une situation bien relative, cependant, dans un pays où les sondages souffrent historiquement du syndrome du « güegüense » (un personnage mythique de l'histoire coloniale qui, pour se protéger des conquérants disait une chose, puis ensuite une autre).

L'offensive maximale menée ces derniers jours par les Etats-Unis confirme qu'ils considèrent Ortega comme l'ennemi principal - ils prévoient « de graves incidents le jour de la votation » - et pourrait influer sur l'attitude des électeurs. Fin octobre, le ministre du Commerce étatsunien Carlos Gutierrez a réaffirmé qu'en cas de victoire d'Ortega la « coopération » serait revue. Cela dans un pays où l'ombre de la guerre des années 1980 contre le sandinisme impulsée par Washington n'en finit pas de se dissiper et touche encore la conscience collective.

Cette offensive coïncide avec le discours « officieux » de certains porte-parole nord-américains, comme l'ex-lieutenant colonel Oliver North, bras droit de Ronald Reagan en politique centro-américaine à cette époque et promoteur de la « contre-révolution ». Lors d'une visite à Managua durant la dernière semaine d'octobre, North a déclaré: « Mon espoir, c'est que le peuple nicaraguayen prenne en main son propre destin, ces prochains jours, et évite l'agonie du passé », une allusion claire au gouvernement sandiniste dirigé il y a 20 ans par Daniel Ortega.

Les promesses électorales

En cas de victoire, les deux candidats libéraux prévoient à peu près la même chose, la continuité des actuelles politiques néo-libérales. Ils promettent un développement national sur la base des accords de libre-commerce, l'extension du système des « maquilas » (3) et des bonnes relations avec la Maison Blanche.

Dans le camp sandiniste, la confrontation des deux secteurs est devenue l'un des axes de la campagne: alors que le MRS dénonce le pacte de co-gouvernement conclu à la fin des années 1990 entre Daniel Ortega et Arnoldo Aleman - aujourd'hui condamné à la prison pour corruption - et promet de « moraliser la politique », le Front a mis l'accent, durant ces dernières semaines, sur une rhétorique anti-néolibérale et accuse ses anciens camarades de révisionnisme politique en direction du néo-libéralisme.

« Le peuple va enterrer le capitalisme sauvage, qui a contraint plus de 800.000 Nicaraguayens à l'émigration, durant les 16 dernières années, et a condamné à la pauvreté 80 % de la population », a déclaré Daniel Ortega dans l'un de ses derniers discours de campagne.

Le FSLN, qui compte sur l'appui explicite du Venezuela (et de son pétrole) et de Cuba, s'est réinstallé en force sur la scène nationale. Son candidat à la vice-présidence est un ancien chef « contra » et il a fait la paix avec la hiérarchie catholique, obtenant l'appui tacite du cardinal Miguel Obando y Bravo (4), autrefois le principal ennemi des sandinistes. Le FSLN a promis des parts de pouvoir aussi bien aux ex-« contras » qu'à l'Eglise catholique, il a « réadapté » son discours idéologique, en condamnant par exemple l'avortement thérapeutique (5), afin de se donner les meilleures chances de revenir au gouvernement.

Quant aux « rénovateurs sandinistes », assez isolés sur le plan international, ils viennent d'annoncer « 10 mesures pour les premiers 100 jours » au cas où ils l'emporteraient le 5 novembre. Par exemple, la réduction de moitié des salaires des membres de l'exécutif (11'000 francs par mois); l'augmentation de 15 % du salaire minimum - qui oscille aujourd'hui entre 65 francs à la campagne et 82 francs en ville -, et la construction de 100'000 nouveaux logements.

Des programmes et des rhétoriques électorales dans un pays qui a toujours surpris politiquement. Avec une droite divisée en deux parties (malgré la grande pression nord-américaine pour la réunifier) et un sandinisme également divisé entre deux lignes apparemment irréconciliables.

"logement" dans un village d'ouvriers d'une plantation de café.

A gauche de la porte, une affiche électorale de Daniel Ortega.

Au cas où aucun vainqueur ne se dégagerait lors du premier tour, le second peut laisser prévoir des scénarios quasi-surréalistes: des sandinistes rénovateurs votant pour un candidat de droite, avec des secteurs de la droite « dure » soutenant Daniel Ortega.

De nombreux sandinistes dissidentes ou critiques pourraient voter « cruzado » : Daniel Ortega pour la présidence mais le MRS pou l’assemblée législative. A fin d’une part de voter utile : Ortega a la présidentielle (pour barrer la route à Montealegre et au neo-libéralisme), mais aussi afin de favoriser une députation « sandiniste » critique au Pacte.

Sergio Ferrari
Trad. H.P. Renk
Collaboration E-CHANGER

Photos et légendes: G. Allaz

1) « Commandant Zéro » était le nom de code donné par le FSLN au responsable d'une opération importante. Avant Eden Pastora et la prise du Parlement somoziste en août 1978, ce label avait été attribué au commandant Eduardo Contreras, responsable de la prise de la maison de « Chema » Castillo (un ami d'Anastasio Somoza), dont la capture avait permis la libération de plusieurs prisonniers sandinistes (dont Daniel Ortega).

2) Eden Pastora avait constitué en 1982 le mouvement « Acción revolucionaria democrática nicaragüense », ARDE – très vite marginalisé au sein de la « contra », il n’avait pas fait d’étincelles…

3) « Maquila »: usine de sous-traitance établie dans une zone franche par de capitaux internationaux, où les travailleurs - bien souvent des travailleuses - sont payés au lance-pierre et où la liberté syndicale n'existe pas.

4) L'archevêque de Managua a béni il y a quelques mois le mariage religieux de Daniel Ortega et Rosario Murillo, devenus subitement confits en dévotion et soucieux de régulariser leur situation matrimoniale...

5) L'avortement thérapeutique est autorisé dans la loi nicaraguyenne, depuis 1893 (présidence du libéral José Zelaya). Mais entre la droite et le FSLN, il y a actuellement une majorité significative au Parlement pour l'interdire, à la demande de la hiérarchie catholique.